D. Thomas u.a. : La philanthropie à Genève

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Titel
Faire Société. La philanthropie à Genève et ses réseaux transnationaux autour de 1900


Autor(en)
Thomas, David; Heiniger, Alix
Erschienen
Paris 2019: Éditions de la Sorbonne
Anzahl Seiten
304 S.
von
Audrey Bonvin

Nous devons à Thomas David, professeur d’histoire internationale (Université de Lausanne), spécialiste des élites et de la philanthropie, et à Alix Heiniger (historienne boursière du Fonds national de la recherche scientifique) cet ouvrage des plus exhaustifs sur la philanthropie genevoise du tournant du XX e siècle. Partant de l’Annuaire philanthropique de Frank Lombard (1903), répertoire recensant 810 individus et 436 œuvres de bienfaisance, les auteurs ont effectué un travail quantitatif et qualitatif, croisant base de données (complétée par le profil sociologique et la nécrologie d’un échantillon de 117 individus) à des études de cas issues d’une vingtaine de fonds d’archives, jouant à la fois sur une échelle nationale et transnationale. Les huit chapitres de l’ouvrage sont traités en trois parties. La première porte sur le profil des individus et des œuvres, partagées entre institutions liées à l’État (personnel salarié), celles visant à «transformer» des personnes jugées déviantes et celles dont les membres sont les bénéficiaires. Les philanthropes sont divisés en quatre catégories hiérarchiques: les hommes appartenant aux élites protestantes genevoises, «les chevilles» (des hommes faisant le lien entre diverses organisations, à l’activité commerciale ou ministre de culte), les «outsiders» (d’origine modeste, catholiques, n’étant pas de Genève) et les femmes, se distinguant par leur statut matrimonial (veuves ou célibataires) et leur engagement dans des causes féminines. Sur les 436 œuvres de l’Annuaire, 11,9 % sont féminines, 77,5 % masculines et 10,6 % mixtes. Si les premières se distinguent par des actions visant l’amélioration de leurs paires au nom d’une forme de sororité, les deuxièmes, caractérisées par une homosociabilité plus nette, imposent leur légitimité par une ambition universaliste. L’investissement dans ces organisations sert de tremplin aux droits politiques.

La deuxième partie est consacrée aux causes défendues. En s’arrêtant sur le fonctionnement du Bureau central de Bienfaisance (BCB, 1867), les auteurs démontrent que sous prétexte de combattre la pauvreté, il s’agit de réformer les indigents. L’éducation des enfants «moralement abandonnés» devient un enjeu autour duquel ancienne élite et radicaux convergent. L’aspect législatif vient appuyer leur autorité avec la loi sur puissance paternelle (1891) et l’enfance «moralement abandonnée» (1892). Des asiles, comme celui des jeunes filles de La Pommière (1821), voient le jour: ils visent à transformer des jeunes filles issues de foyers populaires en futures domestiques fiables dans un espace clos, censé les protéger des mauvaises influences de leur foyer d’origine. État, police et organisations philanthropiques collaborent afin de gérer la présence de Français, dont la visibilité dans l’espace public d’une catégorie d’entre eux est considérée comme problématique. En procédant à de nombreuses expulsions de jeunes Français célibataires «sans moyens d’existence», le droit à l’assistance devient un mécanisme d’exclusion. La promotion et le développement des institutions d’épargne et l’essor des sociétés de secours mutuels deviennent deux moyens non concurrents pour les élites de véhiculer la notion de responsabilité individuelle: la précarité serait due à une mauvaise gestion des ressources. À travers le contrôle des budgets ouvriers, une organisation des foyers bien précise est préconisée: la femme au foyer responsable de l’éducation des enfants et l’homme, chef de famille et responsable des dépenses. Enfin, la dernière partie met en exergue les instruments de la philanthropie en s’arrêtant sur le quartier de la vieille ville de Genève (caractérisé par une importante mixité sociale et un grand nombre d’œuvres), puis sur le mécanisme du don charitable et de son profit symbolique, qu’il émane de riches personnalités ou d’une multitude de citoyens d’origine plus modeste. En voulant réformer la société à travers les comportements des classes populaires et non ses structures, la philanthropie est donc un reproducteur de classes sociales, un mécanisme de contrôle et une occasion pour les familles patriciennes libérales-conservatrices de garder un rôle politique tandis que les bourgeois radicaux les remplacent au pouvoir.

Les nombreux mérites de cet ouvrage novateur se situent à plusieurs niveaux. En plus de livrer une recherche pionnière sur l’histoire de Genève – il s’agit de la première étude genevoise à l’échelle globale de l’action charitable –, les auteurs se livrent à un ambitieux exercice méthodologique: quantitatif, qualitatif, étude de cas et cartographie s’avèrent être brillamment conjugués. Leur approche rigoureuse souligne l’évidente nécessité de l’interdisciplinarité pour embrasser une réalité historique de manière exhaustive: histoire des élites, économique, micro et macro se mêlent habilement à la sociologie des organisations ou aux études genre pour offrir une analyse riche et complète. Les références à la sociologie dont les correspondances multiples de la méthode bourdieusienne, les écrits sur les asiles d’Erving Goffman, ceux de l’éthique du travail et l’esprit du capitalisme de Max Weber ou sur le don de Marcel Mauss étoffent particulièrement bien l’analyse. Rappelant qu’un «espace ne se suffit pas toujours à lui-même pour comprendre ce qui s’y joue» (p. 200), les auteurs font dialoguer local et international de manière fluide et naturelle. Les lecteurs mesurent ainsi à quel point les actions philanthropiques genevoises sont traversées par des dynamiques transnationales ne serait-ce qu’au travers des exemples de la londonienne Suppression of Mendicity (1818) dont le BCB retient des pratiques (p. 85.), la législation genevoise de la protection de l’enfance qui trouve ses racines lors de congrès internationaux (p. 112–114), le développement des secours mutuels dans l’ensemble de l’Europe (p. 183) ou les actions des Genevoises pour la protection féminine s’inscrivant dans le réseau des associations internationales féminines (p. 224–231). Une sélection minutieuse d’extraits inédits de lettres adressées au BCB (p. 96–105) donnent l’occasion aux lectrices et lecteurs d’accéder à un fascinant microcosme ainsi que d’apercevoir la réalité tangible de l’intrusion et du contrôle dont les bénéficiaires faisaient l’objet. Le nombre important d’acteurs répertoriés en index et la grande diversité des suppléments (photographies, illustrations, graphiques, cartes et encadrés) sont de précieux ajouts qui permettent à la fois de se représenter visuellement la densité des réseaux et d’observer le quartier de la vieille ville sous un angle nouveau (p. 199–232). De plus, les deux historiens ouvrent la voie à d’autres recherches en indiquant plusieurs pistes à creuser: les œuvres philanthropiques émanant de milieux ouvriers, les voix des bénéficiaires dont les archives ont gardé trop peu de traces ou l’identité des femmes (sur les 170 femmes de l’Annuaire, seules 5 peuvent être identifiées, étant donné leur inscription sous le nom de leur mari.)

Mais c’est la magnifique démonstration de l’importance d’une réflexion – volonté des auteurs annoncée par ailleurs dès leur introduction – sur les dérives que représente l’injonction à la responsabilité individuelle qui doit être soulignée. À l’heure où fleurissent les partenariats publics-privés et où l’État délègue de plus en plus la lutte contre la précarité à des privés, le débat que soulève cette recherche essentielle s’avère salutaire et plus actuel que jamais. Il s’agit d’une importante contribution sur le plan historique au champ prolifique des études sociologiques sur le capitalisme et les politiques publiques ainsi qu’au champ interdisciplinaire des philanthropic studies. À ce titre, un ancrage davantage mis en exergue dans cette abondante littérature aurait été bienvenu; une référence aux travaux de Michel Foucault aurait également contribué à mettre en perspective les conclusions de l’ouvrage. Il n’en restera néanmoins central, rappelant le rôle essentiel de l’historien·n·e et de son regard critique dans les enjeux de société d’hier, d’aujourd’hui et de demain

Zitierweise:
Bonvin, Audrey: Rezension zu: Thomas, David; Heiniger, Alix: Faire Société. La philanthropie à Genève et ses réseaux transnationaux autour de 1900, Paris: Éditions de la Sorbonne, 2019. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 71 (1), 2021, S. 194-196. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00080>.

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